27 Août 2020

Attention à la force probatoire des expertises amiables

I. Introduction

Lors d’une procédure judiciaire contentieuse, c’est – sauf exception – à celui qui présente une demande de prouver les faits qui justifient son action. L’action 6 du Code de procédure civile ne dit pas autre chose.

Or, il est des situations et matières dans lesquelles les modes de preuves les plus simples (documents, photographies, attestations, constats d’huissier, etc…) s’avèrent insuffisant pour éclairer correctement le Juge.

C’est tout particulièrement le cas dans les litiges en matières automobile et immobilière. En effet, pour – par exemple – prouver qu’un véhicule acheté auprès d’un garagiste professionnel est affecté d’un vice caché justifiant la résolution de la vente, il faut non seulement prouver que le véhicule est en panne et inapte à son utilisation normale (ce qui est généralement le plus évident), mais encore prouver que ce défaut répond à la définition légale du vice caché. Il faudra encore prouver que ce vice caché était déjà présent au moment de la vente car, à défaut, le vendeur ne saurait en être jugé responsable et il ne saurait justifier la résolution du contrat.

Ainsi, lorsque la preuve justifie l’intervention d’un technicien d’un domaine particulier, il faut recourir à un mode de preuve spécifique : l’expertise.

II. Présentation de l’expertise.

Par cet acte, un expert du domaine concerné va examiner la situation et se prononcer sur des éléments factuels, en réalisant non seulement un constat objectif de la situation, mais encore en se prononçant sur des aspects techniques (en indiquant par exemple s’il considère que les travaux opérés au sein d’une habitation sont ou non conformes aux règles de l’art). C’est principalement en cela que l’expertise se distingue du constat d’huissier, lors duquel l’Huissier de Justice doit se contenter de constater une situation factuelle, sans jamais en tirer de déductions, appréciations ou conclusions (article 1er de l’Ordonnance n°45-2592 du 2 novembre 1945).

Il existe cependant deux types d’expertises bien distinctes :

  • L’expertise judiciaire, c’est-à-dire l’expertise ordonnée par une juridiction, qui va ainsi désigner l’Expert missionné, le remplacer si besoin, lui préciser s’il peut se faire assister d’un autre technicien (appelé sapiteur) si nécessaire, fixer les termes de sa mission et le délai qui lui ait imparti pour rendre son rapport définitif ;
  • L’expertise privée ou officieuse, improprement mais extrêmement couramment appelée expertise « amiable » (alors qu’elle n’a généralement rien d’amiable puisque c’est précisément parque les parties concernées sont en désaccord qu’elle est organisée), qui est diligentée à l’initiative d’une ou plusieurs des parties, en dehors de tout cadre juridique, et sans intervention d’une juridiction.

L’expertise dite « amiable » est très souvent réalisée à l’initiative d’une assurance, soit en tant que partie elle-même au litige, soit en sa qualité d’assureur d’un des intervenants au litige.

Pour autant, et avant d’engager ou d’accepter la tenue d’une mesure d’expertise amiable, il est essentiel de bien comprendre quelle est la force probatoire d’une expertise amiable. Nous allons donc étudier ce point, au travers de décisions récentes de la Cour de Cassation.

III. Distinctions principales entre expertises amiables et judiciaires

Pour bien comprendre pourquoi l’expertise officieuse n’a pas la même force probatoire que l’expertise judiciaire, il est nécessaire de rappeler que leur mise en œuvre est radicalement différente.

La différence la plus évidente est que l’expertise judiciaire est ordonnée judiciairement, par un Tribunal ou un Juge, tandis que l’expertise amiable est diligentée par les parties elles-mêmes, voire par une seule d’entre-elles.

De cette différence originelle découle toutes les autres.

Premièrement, l’Expert judiciaire est missionné par la juridiction elle-même, sur une liste d’Experts inscrits auprès de la Cour d’Appel territorialement compétente, là où les experts amiables sont choisis par les parties elles-mêmes.

Deuxièmement, l’Expert judiciaire doit rendre son rapport et n’a de compte à rendre qu’à la juridiction qui l’a désigné. Il est en outre rémunéré sur la base d’une consignation – c’est-à-dire une avance sur le coût final de l’expertise – à la charge de la partie qui a demandé au Juge que soit ordonnée l’expertise, mais dont le coût final repose sur la partie perdante du procès. A l’inverse, l’expert amiable est choisi et rémunéré par une seule des parties (généralement une assurance), et ne représente que ses intérêts ou ceux de son assuré. L’expert amiable ne communiquera son rapport qu’à la partie qui l’a choisi, et pas aux autres intervenants.

Troisièmement, aucune disposition légale particulière ne fixe de conditions ou de modalités de déroulement de l’expertise amiable (même si les experts amiables sont, dans les faits, généralement tenus de respecter des conventions ou chartes conclues par les compagnies d’assurance qui les désignent). A l’inverse, l’expertise judiciaire est une véritable procédure dans la procédure. Elle est soumise aux articles 264 à 284-1 du Code de procédure civile, qui fixent, notamment, les modalités de désignation et de remplacement de l’expert, la fixation et le règlement de sa rémunération, les délais et modalités de convocation des parties, etc…

Enfin, et c’est là l’une des différences essentielles, l’expert judiciaire est soumis au respect du contradictoire (Article 276 du Code de procédure civile). Il doit ainsi, à toutes les étapes de la procédure, fournir le même degré d’information à toutes les parties, les convoquer ensemble, tenir compte de leurs observations et y répondre. L’expert amiable lui, n’est pas obligé de convoquer la partie adverse, même si c’est généralement le cas, ni de tenir compte de ses observations ou de lui communiquer son rapport.

On voit donc que l’expertise amiable n’a, finalement, pas grand-chose à voir sur le plan procédural avec l’expertise judiciaire, alors que sa mission peut être rigoureusement identique.

C’est la raison pour laquelle, si les conclusions du rapport d’expertise judiciaire orientent directement la décision du Juge, il n’en est pas de même de l’expertise amiable.

IV. Valeur probante de l’expertise amiable

En vertu d’un principe récemment rappelé par la Cour de Cassation (Troisième Chambre civile, 14 mai 2020, Pourvoi n° 19-16.278), le Juge ne peut se fonder exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l’une des parties.

Cela signifie donc qu’un rapport d’expertise amiable réalisé à la demande d’une partie ne peut, à lui seul, prouver le bienfondé d’une action judiciaire.

Au-delà de ce principe, il faut préciser plusieurs points.

1°) On voit là encore la différence entre l’expertise judiciaire, qui se suffit à elle-même par les garanties qu’elle offre, et l’expertise amiable, qui ne fait que rendre vraisemblable la réalité du désordre ou la responsabilité d’une partie.

C’est d’ailleurs là l’une des utilités principales de l’expertise amiable. Cette dernière sert en effet bien souvent à justifier que soit ordonnée une demande d’expertise judiciaire. En cela, elle peut être un préalable à l’expertise judiciaire, une simple étape.

2°) Autre enseignement jurisprudentiel, l’expertise amiable peut être retenue par un Juge comme mode de preuve même si l’une des parties n’a pas pu participer aux opérations d’expertises. Ce mode de preuve est recevable, à la condition toutefois que le rapport d’expertise ait été communiqué aux parties dans le cadre de l’action judiciaire ultérieure et que, dans le respect du contradictoire, les autres parties aient ainsi eu l’occasion de prendre connaissance de ce rapport et d’éventuellement le contester.

On pourra toutefois objecter qu’il est complexe de remettre en cause les conclusions d’une expertise à laquelle on n’a pu participer, de sorte que les parties ne jouent pas réellement à armes égales dans ce cas de figure.

3°) Le principe posé plus haut ne signifie pas pour autant que l’expertise amiable n’a aucune valeur probatoire. Le juge peut en effet parfaitement condamner une partie sur la base d’un rapport d’expertise non judiciaire, si ce dernier est corroboré par d’autres éléments de preuve. La difficulté est cependant alors de définir quel autre élément doit être apporté pour pouvoir prouver le désordre ou la responsabilité de la partie en cause.

Sur ce point, un autre arrêt récent de la Cour de Cassation apporte une précision importante (Troisième Chambre civile, 5 mars 2020, Pourvoi n° 19-13.509).

En l’espèce, le demandeur, acquéreur d’un immeuble, sollicitait la condamnation de la venderesse au motif que la surface réelle de l’immeuble était inférieure à celle visée dans l’acte de vente. Il se fondait, pour justifier son action, sur deux expertises privées, qui avaient toutes deux été réalisées sans la présence de la venderesse. Les juridictions du fonds ont finalement condamné la venderesse comme le demandait l’acquéreur, en se fondant sur ces expertises.

La venderesse a alors déposé un pourvoi en cassation, en arguant que les Juges ne pouvaient légalement la condamner sur la seule base de rapports d’expertises amiables. La Cour de Cassation a cependant rejeté ce pourvoi et confirmé la décision des premiers juges. En effet, la Cour a considéré que chacun des rapports d’expertise était insuffisant, seul, pour prouver les faits allégués par l’acquéreur de l’immeuble, mais qu’en l’espèce les rapports d’expertise se corroboraient l’un l’autre. La conclusion de cet arrêt est donc qu’un seul rapport est insuffisant, mais que deux rapports, même non contradictoires peuvent être suffisants (à condition évidemment qu’ils soient concordants).

4°) En outre, et c’est le sens de l’arrêt du 14 mai 2020 déjà cité, la Cour de Cassation estime que l’expertise privée est un mode de preuve insuffisant, à défaut d’autre élément de preuve complémentaire, « peu important que la partie adverse y ait était régulièrement appelée ». Ainsi, même si l’expert a pris la précaution de respecter le principe du contradictoire en convoquant toutes les parties concernées, son rapport n’aura pas la même valeur qu’un rapport d’expertise judiciaire.

Cette différence tient probablement à ce que, comme on l’a vu précédemment, le contradictoire n’est pas la seule différence entre les deux modes d’expertise. En effet, l’expert amiable reste choisi et rémunéré par l’une des parties, et sa mission et définie par son client ; ce qui fait que le rapport d’expertise peut ne pas être totalement objectif, ou tout du moins qu’il ne présente pas toutes les garanties pour éviter qu’il puisse être subjectif.

Reste toutefois l’hypothèse, semble-t-il jamais jugée à ce jour, de l’expert privé choisit et rémunéré conjointement par l’ensemble des parties, avec une mission convenue entre elles. En pareil cas, et si toutes les parties ont bien été convoquées, ont participé aux opérations et ont pu faire valoir leurs observations, le rapport d’expertise rendu dans ses conditions se suffirait-il à lui-même en tant que mode de preuve ? Dans ces conditions, la seule distinction avec l’expertise judiciaire serait qu’elle n’aurait pas été ordonnée judiciairement, mais elle présenterait à priori toutes les garanties d’impartialité requises. On pourrait donc penser que les juridictions n’auraient pas à rechercher d’éléments complémentaires de preuve pour statuer. La question reste cependant en suspens.

V. Conclusion

En conclusion, on pourra dire que l’expertise privée, officieuse, ou amiable, selon comme on la nomme, n’est clairement qu’un mode de preuve imparfait. En effet, elle ne peut se suffire à elle-même et nécessitera, dans le cadre d’un procès, d’apporter d’autres preuves pour la corroborer (qui peuvent être d’autres rapports d’expertise amiable).

Réciproquement, elle pourra, bien plus aisément que l’expertise judiciaire, être contestée et remise en cause par d’autres preuves (le rapport d’un autre expert amiable en sens opposé par exemple).

Surtout, dans les faits, l’expertise amiable ne sert – dans un cadre judiciaire – bien souvent qu’à demander une expertise judiciaire…

Elle reste cependant utile en matière amiable, pour tenter d’aboutir à un accord entre les parties. Si tant est qu’aucune d’entre elles ne conteste son principe ou ses conclusions…

Arnaud TOULOUSE, Avocat

23 Juil 2020

Le jeu dangereux de la sous-location non autorisée

La sous-location non autorisée peut coûter cher au locataire… et rapporter gros au propriétaire.

 

Tel est l’enseignement que l’on peut retenir de l’arrêt très remarqué rendu le 12 septembre 2019 par la Troisième Chambre Civile de la Cour de Cassation (Civ. 3, 12 septembre 2019, n°18-20.727).

 

 

L’affaire qui était présentée à la Cour de Cassation était très banale dans le monde d’aujourd’hui : dans le cadre d’un bail à usage d’habitation, le locataire principal décide de sous-louer le logement, via la plateforme en ligne AirBnb.

 

 

Cependant, le bailleur n’avait pas autorisé son locataire à sous-louer le logement. Lorsqu’il l’a découvert, le bailleur a intenté une action judiciaire contre son locataire.

 

 

La réponse de la Cour de Cassation est cinglante : « sauf lorsque la sous-location a été autorisée par le bailleur, les sous-loyers perçus par le preneur constituent des fruits civils qui appartiennent par accession au propriétaire ».

 

La conséquence juridique d’un tel raisonnement est simple : l’infortuné locataire doit reverser l’intégralité des sous-loyers qu’il a perçu à son bailleur.

 

 

Cette sanction est très forte et de nature à dissuader de telles pratiques. Rappelons que, dans le même temps, le locataire reste redevable du loyer normal. Le bailleur perçoit donc simultanément le loyer et le sous loyer.

 

La solution, prononcée pour la première fois par la Cour de Cassation, paraît totalement justifiée en droit.

 

En effet, l’article 546 du Code civil dispose que la propriété d’une chose donne droit sur tout ce qu’elle produit, et sur ce qu’il s’y unit accessoirement. Ce mécanisme s’appelle le droit d’accession.

 

Or, le loyer et le sous loyer sont les revenus produits par le bien immobilier dont le bailleur est propriétaire. Ces revenus reviennent donc naturellement au propriétaire bailleur, par accession.

 

 

Il est à noter que le locataire, lors de l’affaire, a tenté d’échapper à cette sanction, sans succès.

 

Tout d’abord, devant les premiers juges, il a invoqué l’enrichissement sans cause, en expliquant que le versement des sous loyers au bailleur provoquerait pour ce dernier un enrichissement dépourvu de tout fondement légal ou contractuel. L’argument a cependant été rapidement rejeté, puisque l’enrichissement du bailleur reposait, comme on vient de le voir, sur son droit d’accession, et reposait en conséquence sur un fondement légal.

 

Ensuite, le locataire, devant la Cour de Cassation, a en vain contesté le fait que les sous loyers constituent des fruits civils.

 

 

La Cour de Cassation ne peut que confirmer l’arrêt condamnant le locataire. L’article 549 du Code civil est clair à ce sujet : « Le simple possesseur ne fait les fruits siens que dans le cas où il possède de bonne foi. Dans le cas contraire, il est tenu de restituer les produits avec la chose au propriétaire qui la revendique ».

 

Il ne semble exister aucune échappatoire pour le locataire. En effet, pour pouvoir prétendre au droit de conserver les sous loyers, il faudrait, pour le locataire principal, conformément à l’article précité, prouver qu’il se comportait de bonne foi comme le légitime propriétaire. Ce qui, en présence d’un contrat de bail, est manifestement impossible, puisque le locataire ne peut ignorer qu’il n’est pas le véritable propriétaire…

 

Tout locataire désirant sous-louer son logement, notamment via les plateformes en ligne, devra donc au préalable recueillir l’accord écrit de son bailleur, afin de se prémunir contre le risque de voir ce dernier se retourner contre lui.

 

 

Pour finir, il faut noter que cette décision, rendue à propos d’un bail d’habitation, à vocation à s’appliquer de manière bien plus large. En effet, la prohibition de la sous-location, sauf accord écrit du bailleur, établie en matière de bail d’habitation (Article 8 de la Loi du 6 juillet 1989), est également consacrée en matière de bail commercial (article L. 145-31 du Code de commerce), et en matière de bail rural (article L. 411-35 du Code rural et de la pêche maritime). Le principe résultant de cet arrêt devrait donc s’étendre aux baux ruraux et commerciaux.

 

Arnaud TOULOUSE

Avocat